Pour les seniors, il y a deux façons d’assumer les brimades sexuelles liées à l’âge, le renoncement ou la révolte. Les récents progrès thérapeutiques visant les dysfonctions érectiles et les déficits androgéniques liés à l’âge donnent au praticien des éléments de réponse rapides et efficaces, mais ils ne concernent que la part masculine des doléances et risquent de masquer la morbidité de pathologies associées ou de facteurs collatéraux d’ordre subjectif. En pratique, comme le déclin des performances et des apprentissages est incurable, l'accompagnement médical de ces désirs entravés se situe à mi-parcours entre la vigilance clinique et les conseils d’hygiène de vie. Toute la question se résumant finalement à la place qu’occupe réellement l’érotisme − et non pas seulement le coït − dans les attentes et les besoins de joie de vivre.
L’attention que porte aujourd’hui le corps social à la sauvegarde de la santé et de la qualité de vie des personnes du troisième âge est assez hypocrite, même si l’expression est devenue politiquement correcte. Malgré les effets d’annonce garantissant le principe du maintien des moyens d’existence tant matériels qu’intellectuels, tous les aspects d’une vie quotidienne assouvie ne sont pas logés à la même enseigne. « Vivre mieux pour vivre vieux » est un slogan qui tient compte évidemment de la hausse globale de l’espérance de vie grâce à l’action bénéfique d’une offre de soins généralisée.
En réalité, le Haut Comité de la santé publique pointe depuis une dizaine d’années de fortes inégalités sociales et géographiques dans sa mise en œuvre, et la persistance de nombreux comportements à risques (alcoolisme, tabagisme, accidents de la route...) responsables d’une mortalité masculine prématurée, amplifiant les menaces de solitude et de carence affective.
Le jeunisme fait pourtant l’objet d’un « culte » obsessionnel anti-vieillissement, dont les devises défient les lois esthétiques, prétendent renégocier les frustrations et résister au déclin naturel des zones érogènes… Mais passé la soixantaine, de quel « érotisme » est-il question ? A quel prototype sexuel fait-on référence en pratique quotidienne face à l’aveu d’une abstinence pénible ? A quelles normes comportementales va-t-on étalonner d’une part les privations de plaisirs, et de l’autre le pilotage d’une « guérison » ? Le spécimen convié à cette entreprise est toujours le même, de 18 à 78 ans : le coït ! Une telle vision « monothéiste » de la sexologie a beau bénéficier d’un consensus routinier il est ici contestable, et c’est du reste tout l’intérêt de cette question que d’en dénoncer les limites insipides et fastidieuses.
Le premier empêchement à faire ronronner la machine à soigner est d’ordre social puisque l’opinion – disons, nos repères culturels occidentaux – conteste toute ressemblance entre le faire l’amour à 20 ans et à 80: la représentation de la quête d’orgasmes de corps amochés par l’existence est un thème tabou, épouvantable, qui n’offre le choix qu’entre des anecdotes impudiques ou, à l’extrême, une gêne partagée qui clôt la discussion.
En médecine générale, le pourcentage de consultations pour des motifs d’ordre « intime » de sujets de plus de 70 ans varie d’un praticien à l’autre mais reste bien inférieur à la réalité des besoins d’aide. Préjugés et idées reçues font cause commune pour défigurer, au sens propre du terme, l’appétit d’émotions et de vitalité qui s’affiche pourtant dans les messages joyeusement incitatifs des médias. Par définition, par le fait même d’être nommée différemment sous prétexte que ses acteurs sont en fin de carrière, la sexualité des seniors est délocalisée, dénaturée, déformée, afin que n’y soient plus à l’œuvre les mêmes zones érogènes : mis au ban de l’échelle anatomique, les organes génitaux sont les parias de la sexualité poivre et sel. Leur usage est pourtant encouragé par l’entremise pharmaceutique, mais une évaluation plus lucide de ces instruments (activateurs des corps caverneux, injectés ou per os, agents mouillants vaginaux, supplémentations hormonales…) fait naître un soupçon de déloyauté vis-à-vis des consommateurs : un patient âgé guéri est un patient heureux, mais que l’on imagine… chaste. À un certain âge l’orgasme est obscène et la sexualité une caricature.
Le second amendement au projet curatif du « gérontosexologue » trouve sa source d’inspiration dans les protestations de bon sens rural des intéressés eux-mêmes. Las d’être objets de soins plus ou moins équitables, les vieux sont tentés d’être sujets de leur usure, et sont plus enclins qu’on ne l’imagine à récuser l’idéal de bonheur dont on leur vante les mérites. Certes les rebelles ne sont pas encore légion mais leur leçon fait mouche : aux antipodes d’une standardisation des gesticulations coïtales, l’amour platonique n’est-il pas une terre d’exil aussi recommandable que la surenchère allopathique ? Les pulsions érodées par le temps et la sagesse, parfois la maladie et le deuil, ne doivent pas être évaluées à l’aune des prouesses juvéniles : femmes et hommes âgés peuvent renoncer au coït sans se priver de sensualité. L’attachement sans accouplement peut être l’étayage préliminaire d’une sensorialité estompée mais toujours émouvante : les apparences peuvent être trompeuses. Rien n’autorise en effet − aucune découverte scientifique, aucun recensement − à affirmer que la vie érotique, qui a été le carrefour le plus embouteillé de l’existence de l’adolescent et de l’adulte, se vide de tout contenu après la soixantaine, évacue comme par devoir, toutes les joies, toutes les impatiences qui furent son lot quotidien des années durant. Plus on vieillit plus on est donc en droit de se sentir étranger aux stéréotypes de satiété sensuelle et émotionnelle des juniors : la diversité des secrets d’alcôve est illimitée. Leur description échappe habituellement au praticien non averti car leur dissimulation est la règle de cet art d’aimer hors normes. L’ingérence médicalisée au sein d’un couple en bonne santé relative et à l’abri de conflits familiaux, est donc a priori iatrogène. Mais alors, que répondre ? Quel dialogue engager lorsque l’on est confronté à ces réticences ? Avant tout, reformater sa stratégie diagnostique en tenant compte de nouvelles données physiologiques, personnaliser ensuite la démarche de médiation et les éventuelles prescriptions.
Ce n’est pas parce que nous sommes confrontés au huis clos de la fonction érotique des seniors, qu’il faut en conclure qu’« ils n’ont pas de sexualité » selon le préjugé voué aussi aux handicapés, aux migrants, aux exclus de tout acabit. Le 3ème âge est certes la saison des adieux à la fertilité, mais pas celle de la continence. Les corps sont en transit, ils n’ont pas tous atteint le terminus… Témoins explicites de ce purgatoire, la déconstruction des acquis et le remodelage des invariants biologiques imposent une relecture des symptômes, un remaniement des barèmes diagnostiques. Au risque d’un décrochage de la relation médecin-malade, leur étalonnage ne peut pas être un simple copier coller des normes requises pour les générations précédentes. Les valeurs statistiques sont désormais des repères tout relatifs, manifestement « éclatés » en fonction de chaque biographie, mais basés néanmoins sur des constantes qu’il faut avoir présentes à l’esprit.
Chez l’homme, les motivations résistent longtemps au gel des passions, bien que gauchies par des altérations cognitives et sensori-motrices, que les neurosciences tardent à mesurer. Les vicissitudes de la vie quotidienne (environnement et habitat, isolement et ennui, insécurité économique, perte d’autonomie…) prennent ici un relief évidemment accru dont l’analyse topographique est incontournable. Même précarité du côté des organes et de leur activité érogène : la dette d’érection est emblématique du grand âge, autrement dit prévisible et normale. Son pouvoir subversif n’est pas amnistié pour autant, il convient seulement de faire le tri, de relever la cote d’alerte, le seuil de déclenchement d’une prise en charge médicalisée : toutes les dysfonctions érectiles ne sont pas à secourir ! Quant à la volupté, elle aussi lambine et se fait désirer. À cet âge, copuler n’est pas nécessairement en jouir. L’affadissement du coït est donc probable, déroutant. Le plaisir est plus feutré, cotonneux, fastidieux. Une plus grande difficulté à éjaculer représente un motif accru de frustration, à laquelle succède une période réfractaire de plus en plus dissuasive.
Chez la femme, comme chacun sait, le sevrage hormonal peut être cacophonique mais ce n’est pas une fatalité. En réalité, le sort des organes érogènes est imprévisible, comme peut l’être le franchissement convoité de nouvelles étapes d’initiation une fois soldée la comptabilité des ovulations. Ce polymorphisme n’exclut pas cependant l’investigation des entraves balistiques, responsables de la majorité des doléances. Et pour cause : à l’âge des post-scriptum obstétricaux, le sexe féminin est a priori forclos, réfractaire, impénétrable, comme l’est celui des guenons ménopausées… La caricature est grotesque, mais Darwin vient épauler l’idée que les femmes âgées sont véritablement « autres », que leur sexualité n’est plus envisageable dans le prolongement naïf des rituels du passé : l’inhibition du désir est donc un barrage au coït plus nocif que la sécheresse des muqueuses. Ainsi, pour une femme douée, vieillir heureuse, c’est prendre le pouvoir sur son potentiel érogène, sans concession et sans honte. Or, cet égocentrisme euphorique ne va pas de soi : le ratage conjugal, les accidents de santé, les carences affectives, la vulnérabilité dépressive… rendent cette perspective utopique.
Les recommandations de bonne pratique qui ne tiennent pas compte de cette spécificité sont inachevées. Comment la résumer ? En trois points.
Le premier, annonce que la patine de l’expérience ne met pas d’office la vie sexuelle en berne ;
Le second, prévient que les corps assagis promulguent de nouvelles normes qu’il convient de connaître ;
Enfin, que l’organicité de la plupart de ces déperditions psychosomatiques doit être explorée. En pratique quotidienne, le médecin est inconfortablement posté au confluent de deux courants d’opinion contraires. La vox populi qui prône la sauvegarde à l’identique des acquis fonctionnels, étayée par de nouveaux moyens pharmaceutiques, et d’autre part, l’omerta des personnes concernées, qui ne rompent le silence sur leur vécu que pour partager une langue de bois convenue... Finalement que faut-il espérer d’une médicalisation des dysfonctions sexuelles des hommes et des femmes la soixantaine dépassée ? De quelle « guérison » peut-il être question ?
Même succincte la consultation se déroule en deux temps : l’interrogatoire et le dialogue qui suit ratissent les principales pistes épidémiologiques lésionnelles − prolongées en cas de doute par les protocoles ad hoc − pour s’attacher ensuite à la « question sexuelle » proprement dite. Surtout pas de dérobade ! Une personne âgée qui se confesse n’attend pas un traitement miracle sophistiqué et des discours savants, mais une information compréhensible et des conseils.
Le médecin de famille est le mieux placé pour satisfaire cette double attente parce qu’il est le plus avisé et le plus écouté. Nous développerons dans le dernier article de cette série l’objet et les limites de sa participation originale à la prise en charge sexologique, mais résumons ici l’ultime enjeu de l’accueil de ces patients âgés en mal d’amour : il s’agit de combler leur besoin de satiété érogène. En défiant l’enlaidissement, les dégâts anatomiques, la solitude, les tabous ou le mépris des siens, le consentement à prolonger sa quête d’émotions érogènes est un gage de survie. Que le rassasiement tienne à la consommation coïtale « naturelle » ou à l’usage autoérotique de la pornographie, à l’assistance d’un agent mouillant gynécologique ou d’une médication aphrodisiaque importe peu. Tout l’art du praticien, et son mérite, est de donner la primauté à l’improvisation, à une totale liberté d’écriture de la sexualité, sans démagogie et sans culpabilité.