Sexualité et handicap mental : le degré zéro de l’érotisme ?

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Article paru en novembre 2005, dans le numéro 219 de Synapse - Journal de Psychiatrie et Système Nerveux Central

Débattre aujourd’hui du thème de la sexualité de la personne déficiente intellectuelle est toujours une gageure. À partir de 1980, en ce qui nous concerne, sous l’égide de Handicom, nous avons organisé des congrès internationaux, participé à des sessions de formation continue, publié des synthèses cliniques, collaboré avec le milieu associatif... mais que reste-t-il aujourd’hui de ces initiatives pilotes ? Sans doute un “bruit de fond”, à la fois indéchiffrable et persistant, qui, joint à l’évolution actuelle des courants de pensée, nous permet de nous retrouver aujourd’hui autour d’une table ronde. Plus généralement, mais de façon disparate et confidentielle, cela fait grosso modo une trentaine d’années qu’en France médecins et professionnels réfléchissent à la position éthique, pédagogique et clinique des soignants et des familles face à l’équation : sexualité + handicap = 0...

Avant d’entrer dans le vif du sujet, deux remarques préliminaires me paraissent utiles. Il est intéressant de rappeler que cette propension à la visibilité (d’autres diraient l’exhibition) des besoins universels d’amour, de plaisir, de construction familiale et de procréation, est liée à un vaste mouvement idéologique qui prend racine dans les années 1950 aux États-Unis. Je définirais le concept de modernité de la seconde moitié du vingtième siècle comme étant caractérisé par une forte poussée de sécularisation de la culture occidentale. En d’autres termes, est “moderne” toute conception de l’être humain qui fonde son existence, ses devoirs et ses droits, sur la base d'une légitimité détachable des dogmes religieux, quels qu’ils soient. Cette concurrence entre la primauté de l’étayage spirituel de la morale et un discours rationnel et matérialiste, n’est pas une nouveauté en Occident, mais elle a pris une violence de type révolutionnaire avec la découverte des techniques scientifiquement validées de contraception, d’interruption de grossesse et de procréation médicalement assistée... C’est de cette controverse, aussi subversive que vulnérable, que sont issues la sexologie et son approche humaniste. Il n’est donc pas étonnant d’observer que l’émergence de la “question sexuelle” des personnes handicapées soit, parmi tant d’autres sujets à polémique, contemporaine de cette récente mondialisation de la laïcité. Le second préambule est d’ordre... linguistique. Si le bien-fondé du débat d’aujourd’hui ne peut plus être contesté, craignons qu’il soit amoindri par les faiblesses de la langue française. Dès lors qu’il s’agit de signifier ce qui distingue la sexualité de procréation et les conduites sexuelles à but ludique, le vocabulaire fait défaut. En français courant en effet, le mot sexualité couvre un champ sémantique bien trop étendu pour n’être pas suspecté de compromission avec les idées reçues. L’usage consensuel d’un terme unique pour désigner tant de manières de ressentir, tant de disparités des rituels amoureux, est une astreinte insupportable et hypocrite. Car enfin, de quoi parlons-nous, quel concept, quelles conceptions du destin “sexuel” de la personne handicapée mentale souhaitons-nous discuter, en faisant transiter notre savoir et nos convictions par une prise de parole aussi trompeuse ?
Sexualité ne désigne en réalité, à “demi-mot”, que les rituels plus ou moins amusants qui assurent la pérennité du genre humain ; l’autre aspect, celui qui énonce ce qui sexuellement fait jouir, est laissé en toile de fond, à contre-jour, en suspens, parce que tabou, indicible.
Les fonctions mentales hissent la sexualité humaine au-delà de ses prérogatives naturelles, en métamorphosant les corps pour qu’ils soient érogènes et pas uniquement fertiles.
Deux questions vont donc arbitrer mon propos. La première argumente ma critique du langage populaire, la seconde vise plus directement notre cible de réflexion ici même, et peut s’intituler ainsi : de quelles formes de “sexualité” le handicap mental est-il spolié ? À l’origine de mes démêlés avec le vocabulaire un constat préliminaire s’impose : la sexualité humaine est biologiquement programmée pour assurer la fonction de reproduction. Cette vocation est partagée de façon limitrophe par nos plus proches “voisins”, génétiquement parlant, que sont les primates supérieurs. Cette “part du singe”, nous la partageons avec eux depuis plus de 4 ou 5 millions d’années : plus de 99 % de nos gènes sont communs avec le code génétique du chimpanzé, du gorille, du gibbon et de l’orang-outang... Leur sexualité n’est pas aussi “bête” qu’on serait tenté de le croire, vécue ni par hasard ni par plaisir, elle obéit immuablement à la tyrannie de l’instinct, de façon très complexe, étroitement liée à l’écosystème, à la dégradation de la biodiversité. Faisant l’objet d’études d’éthologie très difficiles en milieu naturel et en captivité, ce type de savoir scientifique est bien inachevé... Ce qui nous concerne ici n’est pas d’ordre physiologique ou écologique, mais philosophique : comment être humain tout en étant si proche des singes ? Comment devenir des sommes et des femmes en disposant d’un patrimoine de réflexes, de pulsions, de réactions physiologiques aussi primaires ? Et lorsque nous y parvenons, si l’humanisation des pulsions instinctives aboutit à donner du sens à la sexualité, avec quels mots va-t-on le dire ? Lorsque l’horizon n’est plus seulement prescrit en termes de désir d’enfant mais d’éveil sensuel, de raffinement, d’expression d’une éthique des comportements, la sexualité se mue en érotisme. La fonction érotique désigne dès lors tout ce que l’intelligence humaine permet d’idéaliser, de magnifier du vécu d’organes qui, sans elle, ne seraient que de la chair...
Le cadre de mon raisonnement est ainsi posé : la déficience mentale ne met en péril que le versant “abstrait” de la sexualité, handicape son traitement symbolique, inhibe le jugement moral... sans toucher à ses facultés biologiques. La sexualité de la personne atteinte est saine. Ce n’est pas un truisme de le rappeler. C’est bien là toute la question qui heurte les bonnes consciences des familles et des soignants : la débilité et l’arriération n’ont aucune action contraceptive. La procréation n’est pas un signe d’humanité mais de bonne santé. Il n’y a rien à ajouter. En dehors d’éventuelles pathologies associées au handicap mental, capables d’entraver la bonne marche d’une fécondation, du développement fœtal et de l’accouchement, la sexualité de l’espèce humaine est biologiquement une et indivisible. Le débat est donc faussé car la bêtise ou la violence ne rendent pas plus stériles que l’amour et le bonheur peuvent favoriser la fertilité ! La “question sexuelle” du handicap mental ne relève pas de la biologie mais de l’éthique ou, plus concrètement, des représentations populaires de la hantise de la transmission de la tare. La génétique fait office de garde-fou, de mobile de prévention de l’anarchie. Le risque de faire un enfant dramatise, sous des formes innombrables, le rapport de pouvoir qui s’instaure automatiquement entre la personne invalide et ses multiples autorités de tutelle, dont la plus oppressive est celle de la famille. Les interdits et les enfermements seront d’autant plus assujettis à des normes eugéniques que la déficience mentale sera profonde. La logique de cette exclusion du pouvoir d’enfanter n’est pas d’ordre biologique mais idéologique. La sexualité de “l’arriéré mental” est donc maintenue à un stade prépubère afin d’en atténuer le tableau scandaleux. Le glissement de sens entre une assistance légitime et l’instauration d’un “régime abolitionniste” sexuel, illustre bien l’ambivalence qui étreint les parents et les professionnels. En toile de fond, le malaise est entretenu par la crainte des “valides” à se reconnaître un tant soit peu dans des comportements excessifs et obscènes. Le vrai problème est posé là, vis-à-vis de l’exhibition d’une sensualité qui se déploie sans contrainte, sans repère et sans honte, autrement dit, déshumanisée. Les stigmates les plus intolérables dans ce contexte de désaffection à l’égard des codes de bonne conduite sont évidemment les comportements autoérotiques. La masturbation va rappeler de façon insupportable que le handicap mental n’entrave pas l’expression spontanée du besoin de jouir. D’une certaine façon, il en est même le garant. En termes de “bénéfices secondaires” en effet, la sexualité offre des récompenses d’ordre émotionnel non négligeables, mais bien aléatoires. Dans un contexte policé et conforme aux bonnes mœurs, chacun sait que le tabou emblématique de notre culture n’est pas le coït, mais l’orgasme, et plus particulièrement l’orgasme féminin. Pourquoi une telle discrimination ? Parce que pour jouir la femme doit vaincre en quelque sorte “l’anesthésie” naturelle de ses organes. À l’état brut, d’instinct, le sexe féminin n’est équipé que de dispositifs physiologiques voués à la procréation. L’orgasme féminin n’est donc par nature qu’une fonction génitale facultative, à but purement sportif, exigeant une “préméditation”, un entraînement, une exaltation des sens qui ne peut susciter de l’entourage que mépris et réprobation…
Chez les débiles mentaux, la masturbation rappelle de façon outrancière que la sexualité possède un pouvoir ludique à assujettir. Chez les garçons, l’ancrage de la répression est d’ordre disciplinaire. Les besoins des filles vont être plus refoulés, parce qu’ils caricaturent la nature foncièrement menaçante de la jouissance féminine.
Normalement, à l’âge adulte, un certain “travail sur soi” permet d’accéder à une compréhension de cette dualité de la sexualité humaine. L’amour et les élans affectifs de toutes sortes concourent à placer cette prise de conscience dans un cadre à la fois charnel et spirituel. C’est ici que se met en forme la tutelle de l’intelligence pour métamorphoser le sexuel en érotique. La fonction érotique a donc une double destinée, à la fois relationnelle et “pédagogique” puisqu’il s’agit de se dépasser, se censurer, se cultiver... afin de donner du sens à ce qui sans la parole et la morale ne serait que pulsions animales. Que devient par conséquent le vécu sexuel d’une personne privée de façon plus ou moins rédhibitoire de capacités de jugement et d’inhibition de l’action ? À l’évidence le handicap mental n’atteint jamais le versant esthétique de la sexualité, ou mieux dit encore, initiatique. Si j’insistais tout à l’heure sur l’hérédité “bestiale” des comportements sexuels humains, c’était pour mieux aboutir au constat que, plus ou moins privée de capacités de symbolisation, l’appétit vénérien des débiles les plus touchés va susciter de violentes réactions de rejet. N’est-ce pas pour éviter cette confrontation — nous dirions plutôt ce contre-transfert, au sens psychanalytique du terme — que les familles et les professionnels n’y voient que des risques à prévenir, des fautes à sanctionner, des déviances à soigner ? Telle est par exemple l’interprétation que l’on peut donner de la prescription des méthodes contraceptives ou des indications radicales de stérilisation...
Absoudre le dégoût que peut inspirer le sexe dans notre culture, n’est acquis qu’au terme d’un travestissement des pulsions primaires en rituel de sublimation... inaccessible à la majorité des personnes considérées comme “handicapées mentales”. Ce degré zéro de la fonction érotique rend-il illusoire toute espérance de réinsertion sociale ?
S’il est nécessaire de porter assistance à des êtres que le destin a profondément disqualifiés, il ne faut ni leur mentir ni démissionner. Leur exclusion de la communauté des citoyens disposant de la totalité de leurs droits civiques est définitive, mais toute perspective de bonheur est-elle utopique ? Un monde sépare évidemment l’horizon d’un adulte atteint de débilité légère, d’un adolescent sévèrement handicapé. En institution ou en famille, la recherche d’une qualité de vie compatible avec le diagnostic clinique passe donc par deux étapes : la négociation et l’émancipation. Négocier, sur un mode plus ou moins coercitif, la censure des comportements incompatibles avec un hébergement collectif. Émanciper autant que possible une découverte sensorielle capable d’étayer les élans affectifs. Sommes-nous en mesure de bien distinguer cet accompagnement “humaniste”, d’une escorte médicalisée qui s’inscrit dans un souci strictement “humanitaire” ? Comment cesser d’entretenir une représentation manichéenne des personnes intellectuellement invalides : n’être ni une chose évidemment, ni une personne tout à fait... Ni ange, ni bête, pour citer Alain Giami. Survivre, en donnant de l’âme au corps !
Qui suis-je ? Telle est la question fondamentale que soulève le handicap mental, mais plus encore lorsque la sexualité vient ajouter à cette supplique l’épouvante de la pornographie.

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